INDONÉSIE – MARSEILLE
La première fois que j’ai entendu de la musique de gamelan (prononcez gamelane), cet instrument indonésien, j’ai détesté ! C’était il y a 25 ans, j’étais reporter au mensuel de l’UNESCO, « Sources », et et je devais écrire un article sur un disque qui venait de sortir, de la collection Unesco de musiques traditionnelles du monde.
( Mais ces disques de tous pays, ainsi que des interviews avec des musicologues venus de tous pays, de la Mongolie à Madagascar, qui parlaient avec enthousiasme de leurs découvertes, m’ont heureusement donné le virus des musiques du monde, sur lesquelles votre servante écrit donc depuis 1999 ! )
Vendredi dernier, 21 juin 2024, fut mon deuxième contact avec le Gamelan d’Indonésie, en vrai cette fois. Et ce fut un coup de foudre ! Une affiche postée à l’Alcazar, la belle et grande bibliothèque centrale de Marseille, qui organise toujours des événements culturels et artistiques passionnants, m’en avait informée : leur manière de célébrer la Fête de la Musique !

Dans le grand hall vitré et lumineux, l’instrument avait été disposé, sur un tapis posé au sol, étincelant de tous ses ors et de tous ses bronzes : xylophones avec des touches de bronze, xylophones avec des sortes de cloches de bronze, tambours de bois longs et fins posés horizontalement entre les jambes, un grand gong au centre, etc. Les enfants s’étaient assis par terre devant, certains adultes aussi, et le reste du public se tenait debout derrière.
Et ils sont arrivés : les musiciens et musiciennes, 17 en tout, pieds nus, tous portant le sarong, le pagne indonésien, noué à la taille, joli imprimé noir et brun, un haut noir pour chacun, et pour les hommes, un turban noué sur la tête et une ceinture de coton blanc. Ils se sont assis en tailleur, et, sur un signe du joueur de tambour de gauche, ont commencé à jouer.
Deux tambours, toute une série de xylophones, un gong central, un cercle-pyramide de clochettes : sans partition, ces hommes et femmes de tous âges – de moins de 30 ans à plus de 80 ans autant que je pouvais juger – ont entamé un morceau qui a immédiatement enchanté mes oreilles : très loin donc de mon premier contact avec cette musique !
C’était l’effet magique des « sons du bronze » ! En effet, pour une raison que j’ignore, les vibrations du bronze nous procurent une joie intense : pensez aux cloches d’église, qui sonnent joyeusement pour célébrer un mariage ou un autre événement heureux. Aux instruments tibétains – gongs ou bols musicaux – dont le son apaise l’âme. Ou encore à la scène dans le célèbre film « Les Ch’tis », avec Dany Boon, où celui-ci monte dans le campanile pour sonner les cloches, musique totalement euphorisante !
Or le gamelan, ce sont des dizaines de pièces de bronze, frappées ensemble, et tous ces sons et cette musique étaient comme un feu d’artifice pour mes oreilles, une explosion de joie !
Très vite, les musiciens et musiciennes, assis sagement en tailleur, commencent à se balancer sur la musique, certains spectateurs aussi, et à la fin du deuxième morceau, les spectateurs sifflent de joie ! Les enfants, même les tout petits, sont restés attentifs, et le resteront jusqu’à la fin, certains se mettront à danser : preuve claire que la musique du gamelan « fonctionne » !
Le jeune percussionniste de gauche – j’apprendrai qu’il s’appelle Jérémie Abt, et qu’il est le responsable du gamelan Bintang Tiga – présente chaque morceau, et offre quelques explications : leur répertoire s’étend du 16ème siècle à des pièces récentes, et comprend des pièces pour danser, pour des cérémonies religieuses, pour des mariages et fêtes, ou pour accompagner le théâtre d’ombres, ces marionnettes de Bali. En somme, exactement comme le violon et les instruments de la musique classique en Europe, qui servent aussi bien à faire danser dans les bals et mariages, qu’à jouer cantates ou messes dans les églises, ou accompagner une comédie musicale sur une scène.
A l’issue du concert, un jeu de questions-réponses est ouvert avec le public – et depuis quelques années que je suis installée dans cette ville, le public marseillais m’étonne toujours, par son extraordinaire curiosité, et réceptivité, pour toutes les cultures du monde, et pour le fait qu’il vienne souvent en famille, faisant ainsi partager aux enfants cette curiosité et cette ouverture au monde.
Mais il est vrai que dans cette ville-port, d’où partirent pendant des siècles les bateaux pour la lointaine Asie, ces éléments en bois sculptés et dorés, décorés de têtes de dragons, ces sarongs, ces turbans et ces pieds nus, ne déparent pas, et semblent comme chez eux, comme s’ils avaient débarqué d’un bateau, là, la veille…

En fait voilà toute l’histoire de cet instrument indonésien adopté par Marseille, recueillie auprès des membres de l’orchestre, après le concert : il était une fois un percussionniste parisien, Gaston Sylvestre, entré au Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris en 1960, ancien professeur de percussions au Conservatoire de Rueil-Malmaison près de Paris, et également membre d’un trio de percussions de 1973 à 2002, avec ses comparses Jean-Pierre Drouet et Willy Coquillat, trio pour lequel des compositeurs contemporains écrivaient, comme Georges Aperghis (1945 – ). Avec son épouse Brigitte (Sylvestre), ancienne professeur de harpe au CNSM, ce sont les deux membres les plus âgés du groupe.
« En 1985, avec le trio on a eu besoin de s’ouvrir un peu », raconte Gaston, et le trio part à Bali, avec Georges Aperghis. Là, dans le village de Saba, dans l’Est de Bali, ils rencontrent le chef du village, nommé I Gusti Gede Rake, qui est également le chef du gamelan, et ils décident de produire une rencontre musicale trio/gamelan. I Gusti Gede Rake compose la partie du gamelan, et G. Aperghis celle du trio. Les Balinais donneront comme titre à cette création « 3 étoiles » – Bintang Tiga – en référence au trio… mais aussi à la bière locale !
En 1986 et 1987 le concert est créé et tourne en Indonésie puis en France, à Marseille et Avignon. En 1994 Laurent Bayle, directeur de la Cité de la Musique de Paris, souhaite le reproduire pour 5 représentations, et un gamelan est commandé pour être expédié en France, copie de celui du village de Saba, béni là-bas comme les autres. Ce gamelan reste alors en France et devient propriété du trio.
En 2001, Michael Tenzer (1957 -), compositeur canadien et spécialiste du gamelan, propose à Gaston Sylvestre de l’initier au gamelan, ainsi que d’autres professeurs du Conservatoire de Rueil ou amis – dont Brigitte l’épouse de Gaston. En 2002 et 2003 la formation se poursuit avec le Britannique Andy Channing. En 2005 Gaston et Brigitte Sylvestre s’installent à Marseille (Gaston est originaire d’Avignon), et apportent le gamelan dans leurs bagages. Raphaël de VIVO, alors Directeur du GMEM, le Centre National de Création Musicale de Marseille (gmem.org) , veut reformer un nouveau groupe, et Andy Channing est invité pour des sessions de formation et des concerts.
Et là nous devons parler de Jérémie Abt, responsable de ce gamelan. Avec Théo Merigeau, le « percussionniste de droite » du concert, et Hsiao-Yun Tseng, qui est Taïwanaise et qui faisait partie des musiciens, tous trois, âgés de la trentaine, se sont rencontrés, étudiants percussionnistes, au Conservatoire de Rueil. Ils ont suivi des stages de gamelan avec Gaston Sylvestre en France, et ils se sont rendus plusieurs fois à Bali pour se perfectionner. Théo et Hsiao Yun sont aujourd’hui responsables et propriétaires d’un gamelan Parisien, et Jérémie est désormais responsable de celui de Marseille.
C’est donc Jérémie qui joue le rôle de « chef d’orchestre » du gamelan Bintang Tiga, même si, comme il l’expliquait au public, « le gamelan n’est pas un orchestre : c’est un seul instrument, joué par plusieurs personnes ». C’est que le COLLECTIF (« Oton Royon » en indonésien) est un concept-clé dans la culture balinaise, nous explique-t-il : et cela nous fait encore plus apprécier le gamelan….

En 2007, Jérémie, qui est originaire d’Annecy, était parti étudier au Conservatoire de Rueil, car il savait que le Conservatoire proposait des cours de gamelan, avec Gaston Sylvestre. Les cours de zarb qui y sont offerts, cette percussion iranienne que l’on tient à l’horizontale aussi, l’intéressaient aussi. Mais Gaston Sylvestre avait pris sa retraite : Jérémie, Théo et Hsiao Yun s’initieront au gamelan avec Gaston lors de stages.
Et en 2016, Jérémie vient s’installer à Marseille… car il sait que la ville abrite le gamelan Bintang Tiga ! En effet, il n’y a que 4 gamelans en France, et Jérémie est désormais passionné de gamelan ! Au point de faire plusieurs séjours à Bali (il s’envolera pour Bali le lendemain du concert), d’apprendre l’indonésien (« c’est facile à apprendre, et c’est une langue amusante, on peut créer plein de mots », nous raconte-t-il, modeste…), et de former désormais, des Marseillais et Marseillais à cet instrument magique : si vous êtes intéressés, un groupe de gamelan « débutants » existe aussi, et nul besoin de connaître le solfège, le gamelan de Marseille mêle, et cela fait son charme aussi, musiciens professionnels comme amateurs sans éducation musicale.
A l’issue du concert, essayant d’analyser les impressions ressenties, je crois avoir compris pourquoi cette musique de gamelan m’a autant impressionnée : les notes sourdes du tambour, que l’on ressent dans le corps, vous ancrent dans la terre, cependant que les vibrations du bronze, qui vous pénètrent l’esprit, vous élèvent l’âme. Terre et ciel, yin et yang, corps et âme, sur la terre comme au ciel, équilibre parfait entre ici-bas et là-haut : le gamelan est une musique humaine et céleste à la fois. Et le collectif y est uni par quelque chose qui le transcende…
nadia khouri-dagher – n.khouri@orange.fr
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Plus d’infos : https://www.bintangtiga.org – contact@legrandgong.org
Répétitions et cours : Théâtre Le Mille-Feuille, 14 rue Louis Astouin – 13002 Marseille
Photos Nadia Khouri-Dagher