Ceriana est un petit village en Ligurie, cette région côtière italienne qui part de la frontière française, et inclut San Remo et Gênes. La compagnia Sacco est l’une des quatre ou cinq confréries qui perpétuent à Ceriana la tradition, qui remonte au Moyen-Age, des chants polyphoniques. Si de nombreuses occasions de chanter ces chants se sont perdues – travaux dans les champs, rencontres amicales dans les auberges, veillées du soir, etc. – cette tradition reste vivace grâce aux grandes processions de Pâques, au cours desquelles les confréries défilent en musique.
Le premier étranger à s’intéresser à la musique produite à Ceriana fut un Américain: l’ethnomusicologue Alan Lomax (1915-2002), formé à cette discipline par son père, John (1875-1948). Père et fils figurent parmi les plus célèbres ethnomusicologues américains, et ils furent les premiers Blancs à s’intéresser à la musique des Noirs, dès les années 30, en pleine Amérique raciste et ségrégationiste: ils firent notamment un travail colossal de collecte de ce que l’on allait appeler plus tard le blues. La folk et la country leur doivent beaucoup également, car c’est toute la musique populaire américaine qui les intéressait – et ils reçurent diverses bourses et allocations de recherche pour cela. Le fils, Alan, allait étendre sa curiosité au-delà des frontières américaines, et fera un intense travail de collecte – relayé ensuite par des films – aux Caraïbes, puis dans toute l’Europe: d’où la campagne de collecte en Italie, dans les années 50.
Retour à Ceriana donc, avec ce disque paru chez Buda Musique, qui nous présente cette tradition, que l’on trouve aussi dans d’autres régions d’Italie, de polyphonie à bourdon: dans ces formations composées d’hommes – comme les polyphonies corses – une voix tient le registre aigü; une autre le registre moyen; et le choeur forme le “bourdon”, sorte de basse continue sur des notes très graves. On pense immanquablement à la Corse, bien sûr, mais également aux chants basques, et à toute la tradition liturgique de l’église orientale, qui repose sur cette polyphonie à bourdon…
La preuve que ces musiques ont beaucoup voyagé par le passé, elle se trouve dans les chansons elles-mêmes: ainsi la chanson “La figlio d’in paisan” se retrouve dans d’autres régions d’Italie, mais aussi en France, chantée en provençal, où elle s’appelle alors “Le Louisoun”; de même, la chanson “A barbiera” s’appelle aussi “La barbiera francese”, et est chantée, en occitan, de ce côté-ci des Alpes… Le répertoire présenté ici est un répertoire profane, et ce sont essentiellement des chansons qui nous parlent de rois, de jeunes filles à marier, de fils de rois et de bergères, preuve de leur enracinement dans des siècles d’histoire. Certaines basées sur des faits historiques attestés, et peuvent ainsi être datées, telle “Donna lombarda”, qui raconte l’histoire de Rosmunda, Reine des Lombards; d’autres mettant en musique des contes populaires et autres histoires de fées.
Cette musique “incite à s’installer dans une lenteur intemporelle et dans la répétition: deux facteurs fondamentaux de cette esthétique”, nous explique, dans le livret fort bien documenté, Giuliano d’Angiolini, directeur artistique du groupe. Et il constate qu’aujourd’hui, les chansons tendent à être raccourcies, pour plaire au goût du jour qui aime la vitesse… Heureusement, cette tradition de polyphonie à bourdon reste vivace: la preuve en est dans ces chansons dont la forme musicale et poétique témoigne qu’elles ont été écrites récemment, qui sont par exemple écrites en italien et non en dialecte (parlé jusqu’au début du XX°), et qui ne parlent pas de roi ou de bergère, mais seulement d’amour entre un jeune homme et sa belle…