
par Nadia Khouri-Dagher
Vendredi dernier 6 décembre 2024, dans le cadre de l’exposition La Chine des Tang, un concert de deux grands artistes chinois, Lingling Yu au luth pipa et Ming Zeng à la flûte dizi, nous transportait, tout en douceur et ravissement, à la cour des Empereurs Tang (7ème-10ème siècle), ou encore dans l’univers merveilleux des opéras chinois des 15ème et 16ème siècles.
Nous allons vous l’avouer : c’était notre première découverte de la musique instrumentale traditionnelle chinoise, à part une représentation d’opéra chinois à laquelle j’avais assisté à Singapour, en plein air, il y a des années. Et j’ai été totalement conquise par cette musique, langage musical totalement nouveau pour moi, car lors de mon voyage en Chine, plus récent, je n’avais pas assisté à un concert de musique classique.
Quelques explications historiques et techniques d’abord. Le luth pipa est un instrument venu du Moyen-Orient, et on le trouve en Chine dès l’an 200 av JC, comme le révèlent des écrits de l’époque. De forme plus allongée que le ‘oud arabe, avec une caisse creusée dans une seule pièce de bois, il a 4 cordes, originellement de soie, aujourd’hui de nylon ou de métal, qui se jouent avec des onglets.
L’instrument se tient à la verticale, posé sur la cuisse gauche, un peu comme on tient le violon dans un orchestre arabe. Et tout comme le luth est le roi de la musique arabe et persane, le luth pipa fut l’instrument-roi à la cour des Empereurs Tang, se jouant au sein de petits orchestres ou bien en solo, comme son ancêtre le luth arabo-perse, et reste l’un des instruments-clés de la musique chinoise.

La flûte dizi (prononcez « titseu »), en bambou, très ancienne également puisqu’elle remonte à la dynastie Han (25-220 AD), était également jouée historiquement dans les musiques de cour et d’opéra. Elle est faite d’une seule pièce de bambou, et se joue horizontalement comme une flûte traversière. Ces deux instruments, pipa et dizi, restent immensément populaires aujourd’hui en Chine, et sont enseignés à des millions d’élèves dans les conservatoires du pays, comme nos violons et flûtes en Europe qui sont vieux de plusieurs siècles également.
Après ces présentations nécessaires, le plus important : la musique entendue. Deux mots résument les sensations ressenties lors de ce concert, et ceci dès les premières minutes, avec les sons légers des cordes de pipa et le souffle chuchoté du bambou : douceur et sérénité.
Visualisez ces tableaux de Chine, peints en noir sur blanc de quelques coups de pinceau, montagnes, arbres ou plantes, d’une simplicité et pourtant d’une expressivité inouïe : la musique entendue était l’équivalent à l’oreille de cette simplicité, de ce calme, de ce bonheur offert de la contemplation.
Sur la pipa, bientôt tous les doigts de la main droite effleurent ensemble et vivement les cordes, en un trémolo étonnant, et oui, c’est le souffle du vent dans les hautes feuilles d’un arbre que l’on entend… Quelques notes aigües de la flûte dizi lui répondent, un oiseau haut perché sur une branche chante et nous offre sa joie…
Vivaldi aussi a mis en musique la Nature et ses 4 saisons, et l’on entend la forêt ou la montagne dans telle valse de Vienne ou telle ouverture de Wagner. Mais le langage musical, dans cette tradition chinoise, est plus suggestif, moins descriptif : une fois de plus, l’opposition est la même que dans les deux traditions picturales, l’une qui veut reproduire le réel et inclut mille détails, l’autre qui suggère et va à l’essentiel…
Mais tout n’est pas douceur dans la vie : voici une pièce sur la guerre, nous annonce à présent Lingling Yu, présentant une pièce solo du 15ème ou 16ème siècle, tirée d’un opéra. Et sous ses doigts nous entendons, le croirez-vous, les armures de métal des guerriers ennemis s’entrechoquer, nous entendons l’angoisse, nous entendons la douleur, nous entendons un temps de la guerre qui dure et dure et dure et semble ne jamais s’arrêter comme le savent tous ceux qui ont déjà vécu une guerre dans leur vie, et enfin nous les chevaux qui repartent au loin, ces chevaux qui étaient les chars de bataille autrefois en Chine comme en Europe, leur galop se fond bientôt dans le lointain, la bataille s’est achevée mais comme dans toute guerre il n’y a ni vainqueur ni vaincu, tout le monde a perdu, seule une immense tristesse nous reste, quel gâchis – et quel message que cette pièce…
« Du jazz » : pour clore le concert, Lingling Yu nous présente des pièces créées – toujours en ces 15ème et 16ème siècle – pour accueillir des improvisations, comme le jazz nous dit-elle, et ce sont en effet des improvisations d’une technicité époustouflante qu’elle nous offre, pour des pièces qui nous laissent bouche bée.
Mais, comment dire, cette technicité n’appelle jamais le mot « virtuose » – même si l’artiste mérite amplement ce qualificatif admiratif. Comme si, en Chine, l’artiste restait toujours l’humble serviteur d’une tradition musicale plus grande que sa propre personne. Comme si l’on ne pouvait employer pour ces – immenses ! – artistes, le mot de « star », si américain, avec sa culture de publicité, de briller, de se faire valoir, d’être au-dessus des autres.
Et les deux artistes, tous deux immenses artistes chacun dans son domaine, qui se produisent et donnent des cours dans le monde entier, n’ont pas salué en « stars » à la fin du concert, mais en simples musiciens, vêtus chacun d’un costume traditionnel chinois, et de ce mouvement asiatique d’humilité où le corps se penche pour saluer, serviteurs de la Musique, de l’Art, de la Beauté.
A l’issue du concert – quelque une heure trente de musique – nous ressentons quelque chose que nous n’avons jamais ressenti à l’issu d’un concert de musique classique occidentale, ou de toute autre musique d’une autre partie du monde : une sérénité incroyable, de l’âme et du corps. Comme si cette musique, à l’instar de disciplines asiatiques telles le yoga ou le Tai-Chi, avait un effet proprement thérapeutique.
Zen » : Lingling Yu avait d’ailleurs employé ce mot, japonais, pour qualifier l’une des pièces présentées. L’esprit zen, de douceur, d’humilité, et de sagesse, n’est pas seulement japonais : il imprègne toute l’Asie, comme tout voyageur dans ces contrées le sait, ou plutôt le sent…
(photo DR)
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Infos :
– Le Musée Guimet d’arts asiatiques à Paris : https://www.guimet.fr/fr
– Lingling Yu enseigne à la Haute Ecole de Musique de Genève (HEM) : https://www.hesge.ch/hem/
– Lingling Yu a enseigné au Conservatoire de musique de Shanghai, entre autres :https://en.shcmusic.edu.cn/79/listm.htm
– Le Centre Culturel Chinois à Paris offre des cours de luth pipa : https://www.ccc-paris.org/cours/cours-de-luth-pipa-guitare-chinoise/