CARMEN SOUZA, NOUVELLE JAZZWOMAN EUROPÉNNE

JAZZ – LONDRES – AFRIQUE – CAP-VERT – CARMEN SOUZA

Carmen Souza, CD « Port’Inglês » (Galileo Music, Allemagne

La première jazzwoman africaine est née ! Ou plutôt : la première jazzwoman européenne aux racines africaines ! Nous avons eu le bonheur de l’entendre en live, il y a quelques jours, à Paris au club de jazz Le Duc des Lombards. Carmen Souza – car c’est elle – effectue en effet en ce moment une tournée européenne, pour présenter son dernier album : « Port’Inglês ». 

Carmen n’est pas une débutante, ni une « découverte » : cet album est son… onzième, et l’artiste a déjà une vingtaine d’années de carrière à son actif. Son premier album, « Ess ê nha nha Cabo Verde », est sorti en 2005, et sa  carrière a été couronnée par nombre de récompenses. 

Oui mais voilà : toutes ces récompenses étaient dans des catégories de « Musiques du monde », dans le top ten des « World Music Charts » et autres distinctions qui concernent ce secteur de la musique. Mais Carmen Souza, qui honore les traditions musicales de son pays-racine, est aussi, dans certaines compositions, et pleinement, une ARTISTE DE JAZZ. L’égale en somme, pour le jazz vocal, de Manu Dibango, jazzman qui s’appuyait sur ses racines camerounaises pour nous offrir du jazz.

Carmen : vous êtes une pionnière. Avant vous, la Sud-Africaine Miriam Makeba (1932-2008) fut la première artiste africaine à connaître un succès mondial : c’était en 1956, avec « Pata Pata ». Manu Dibango (1933-2020) , né au Cameroun et arrivé en France à l’adolescence, fut ensuite le premier artiste masculin africain à connaître un succès mondial, et à être considéré comme un jazzman : c’était en 1972, avec « Soul Makossa ». 

Et bien à présent l’on pourra dire : après tous ces pionniers, il y a désormais Carmen Souza. Car si Miriam Makeba, et après elle la cap-verdienne Cesaria Evora, ainsi que de nombreuses autres voix féminines venues d’Afrique, ont pu accéder à une reconnaissance internationale, Carmen Souza est la première qui va au-delà du répertoire traditionnel de son pays-racine, pour s’affirmer comme une JAZZWOMAN vocale, c’est-à-dire dont le le langage musical et la technique vocale appartiennent au registre du jazz. 

Car Carmen Souza fait ce que tout artiste de jazz accompli fait : elle pose ses pieds – ou plutôt sa voix – sur ses racines, pour leur offrir des branches et un feuillage qui n’appartient qu’à elle, de sa création. Et sa technique vocale est époustouflante, par exemple lorsqu’elle se lance dans du scat, cette manière d’improviser des onomatopées qui est propre au registre jazzistique : elle promène sa voix entre les aigüs et les  graves avec une virtuosité qui n’appartient qu’aux plus grandes. 

Surtout, les compositions musicales, inspirées par les mornas ou coladeras cap-verdiennes mais pas que, font preuve d’une audace et d’une créativité inouïes. Carmen Souza appartient donc à 100% au monde du jazz, qui est : un monde de LIBERTÉ, la création de sons ou de combinaisons de son, jamais entendus jusqu’alors. Et le jazz est langage sans nationalité : un artiste de jazz « parle » dans une musique devenue universelle désormais, et qui se crée non pas seulement à la Nouvelle-Orléans, à New York ou à Paris, mais aussi désormais à Osaka, Beyrouth, Stockholm, Lagos… ou Châlons-sur-Saône.  

www.youtube.com/watch?v=86j6sghFaHo
C’est dans les paroles que Carmen Souza affirme pleinement ses racines, dans ce dernier album, consacré à l’impact de la colonisation britannique sur l’île. Et l’artiste en parle sans aucune haine, juste des constatations. 

Par exemple, des mots anglais sont désormais entrés dans le langage courant cap-verdien, comme « Ariope », dérivé de « Hurry Up », que ses parents disaient toujours à la petite Carmen, au moment de partir pour l’école (chanson « Ariope ! »). Carmen évoque aussi  le voyage que Darwin entreprit en 1832 au Cap-Vert, explorateur de la Nature et des peuples qui relata l’accueil chaleureux et le sourire des personnes rencontrées (« St Jago »). Et l’artiste nous parle des Cap-Verdiens qui se sont mobilisés spontanément, pendant la deuxième guerre mondiale, pour aider l’armée anglaise à combattre Hitler, en levant des fonds pour offrir à l’armée britannique… un avion – même si l’argent récolté n’a pas pu payer tout l’appareil (« Amizade »). 

Mais la critique de la colonisation est féroce. Ainsi dans « Pamodi » : 

« Si la colonisation

Etait un tel bénéfice (pour les populations)

Pourquoi aviez-vous besoin de chaînes 

Et de fouets pour la rendre si convaincante ?

Quelle valeur a 

Une prospérité qui est tachée de sang et de douleur ? 

Racialisation

Impérialisme

Au nom de la civilisation

Ta couleur de peau

Dictée… »

Car c’est ainsi : notre génération, nous enfants de colonisés, n’a pas de haine pour les descendants des colonisateurs, qui ne sont en rien responsables de ce qu’ont accompli leurs ancêtres. Mais nous sommes conscients des violences, et des horreurs parfois, infligées à nos peuples – à commencer par ce présupposé de supériorité de la civilisation occidentale sur toutes les autres, qui n’a pas totalement disparu. 

Pour ce concert : mention spéciale à l’exceptionnel pianiste Jonathan Idiagbonya, venu de Lagos mais Londonien désormais (qui ne figure pas sur le disque), qui accompagnait Carmen Souza sur scène, ce soir-là au Duc des Lombards. Elle était accompagnée des tout aussi excellents Théo Pascal (contrebasse et basse), complice de l’artiste depuis des décennies et également son producteur et co-compositeur, ainsi que d’Elias Kacomanolis aux percussions, au nom tout grec, mais Londonien aussi comme toute la bande. 

Sur le disque, d’autres artistes accompagnent également Carmen Souza : Diogo Santos (piano) ; Joao Oliveira (piano) ; Deschanel Gordon (piano) ; Zoe Pascal (percussions) ; Mark Kavuma (trompette) ; et Gareth Lockraine (flûte).

Son interview à propos de cet album ici : 

www.youtube.com/watch?v=bTo3_YBxxqU 

carmensouza.comgalileo-mc.deartscouncil.org.uktheopascal.comthissessions.com 

Nadia Khouri-Dagher – n.khouri@orange.fr – 28 mars 2025